Plaisir de la lecture ! Mais aussi de la relecture. Et quand, à la redécouverte d’un auteur, l’émotion est au rendez-vous, alors on sait que cet auteur fait assurément partie de notre univers littéraire. C’est le cas avec Raymond Ceuppens malheureusement trop oublié.
Et pourtant, avec l’obtention du prix Rossel en 1982 pour L’été pourri (celui vers lequel on semble s’acheminer cette année), Raymond Ceuppens (1936-2002) sort de l’anonymat presque malgré lui. C’est pourtant déjà le troisième livre qu’il publie chez l’éditeur parisien Denoël, ce qui n’est pas rien. Mais l’auteur est discret et cherchera à le rester non par pose mais bien pour préserver une forme de liberté authentique forgée au vent du large. Navigateur solitaire de la littérature belge comme l’écrivait Jacques De Decker à son propos (in Le Soir, Un charpentier des flots, 6/9/2002, article paru au décès de l’écrivain à 66 ans), l’auteur n’a que faire de reconnaissance institutionnelle. Pour preuve ? À la sortie du livre, Ceuppens est invité par Bernard Pivot sur le plateau de l’émission Apostrophes. Il déclinera l’invitation arguant de son incapacité à parler de ce métier d’écrivain qu’il n’a pas choisi et qui au fond « l’emmerde ». Peu importe l’authenticité de l’anecdote ou la véritable raison du refus. L’auteur, né en 1936, est issu d’une famille d’artisans bruxellois dont il tire très tôt sa passion pour la peinture et la photographie. On lui doit d’ailleurs de très belles gravures représentant des scènes de vie dans les bars et les rues du quartier Matonge à Bruxelles. Mais c’est avant tout l’univers des ports et des marins qui l’attire. Dans un superbe portrait réalisé pour la RTBF en 1983 (en ligne sur le site de la Sonuma en tapant Ceuppens dans le champ de recherche), l’auteur est filmé dans ces décors de canaux qui serviront de toile de fond à ses romans et se livre parfois avec dérision sur l’acte d’écrire: « à choisir entre patron pêcheur et être Graham Greene, je choisis sans hésiter le premier métier ! » Tout est dit ! Après un passage par l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, Raymond Ceuppens enchaîne les petits boulots mal payés qui le rapprochent des embarcadères. Radoubeur, batelier, ouvrier-charpentier sur des chantiers navals mais aussi journaliste ou photographe, tout est bon pour l’homme qui se sent proche de ces miséreux et marginaux qui peuplent les zones portuaires. Logiquement, c’est ce « petit peuple » où se côtoient prostituées, marins à quai, clochards, chômeurs qui nourrira les romans. Des personnages souvent désenchantés, taiseux comme le sont les ouvriers rentrant du labeur, des protagonistes la plupart du temps simples, instinctifs, fragiles, solitaires mais néanmoins unis par une forme de solidarité souterraine et à l’écoute d’une sensibilité qui parfois les dépasse. En somme, des résignés lumineux ! Il y a assurément du Brel dans l’écriture de Ceuppens
Au-delà des intrigues somme toute minces, Raymond Ceuppens s’attache dans son œuvre à camper une atmosphère, celle des canaux où chaque détail est étroitement lié à l’humanité des gens qui y vivent. Une poésie subtile des estuaires et de la grisaille qui estampille la manière de notre contrebandier des lettres.
Extrait de L’été pourri, prix Rossel 1982:
« Le lendemain le vent avait tourné au nord. Le soleil s’était levé en boule rouge au travers d’un brouillard de mauvais temps, puis le ciel avait blanchi comme lors des derniers froids de printemps et la température avait baissé. Dans l’après-midi il s’était mis à pleuvoir et l’espace était redevenu gris et clair comme au début de novembre. L’eau reflétait le ciel presque blanc et, de l’autre côté de la rivière, les arbres feuillus grisaillaient. Sur la rive l’étroite rue qui serpentait entre les briqueteries désaffectées et les anciennes maisons ouvrières était baignée d’une lumière d’été froid, l’eau boueuse des bras des canaux qui s’avançaient de quelques mètres dans les terres ouvrait des lumières presque ensoleillées dans les venelles plongeant vers la rivière. »
Voilà, le décor est planté, les personnages peuvent dès lors exister. Magie de l’écriture. Un auteur à redécouvrir absolument !
Bibliographie sélective :
Un peu plus vers la mer : nouvelles, Bruxelles, Les Carnets du dessert de lune, 2008, 164 p.
À bord de la Magda (rééd.), Bruxelles, Espace Nord, 1998, 208 p.
La puissance du manque : roman-théâtre, Mons, Éd. du Ceriser, 1993, 128 p.
Le bar des tropiques, Paris, Denoël, 1986, 132 p.
L’été pourri, Paris, Denoël, 1982, 243 p.
Rony Demaeseneer