À vivre depuis quelques mois comme des reclus, on en viendrait presque à perdre le nord et dès lors, la notion du voyage. Étourdis, désorientés, nous n’avons, comme seul horizon, que celui de la chambre autour de laquelle nous bombinons. Dans cette attente de nouveaux départs, la lecture du volume-anthologie d’Alain Dantinne ravive l’espoir. Celui non seulement d’envisager reprendre la route, entonner une fois encore le chant des pistes mais plus essentiel peut-être, celui de pouvoir choisir son exil intérieur. Et c’est justement par ce titre que débute la déambulation dans l’œuvre du poète-voyageur Dantinne.

Toute la tension qui anime l’écriture de l’auteur est là, présente dès ce premier recueil[1], dans le titre même du premier poème sobrement intitulé Voyage.

Je suis parti

Pour me retrouver

Seul

N’avoir personne

Venant m’avouer

Je ne sais quoi qui sente l’autre

Seul sur les sentes, sur les sentiers ! Mais très vite, l’écriture s’emballe comme emportée, prise par un courant continu à la recherche d’un autre, croisé sur un quai de gare, dans un bar de Copenhague, au détour d’une ruelle d’Istanbul. Le poète se veut seul face à l’immensité que suggère le départ. Une solitude qui ne se dirait pas, se passerait des mots s’il n’y avait la glaise de ces visages dérobés, plus présents peut-être que les paysages qui défilent, et qui forment le matériau du voyage. Ceux-là qui obligent en quelque sorte le voyageur à devenir poète.

La racine est enfouie

Profondément

Au plus intime du voyageur

Elle transmet la vie

Sève adolescente

La légende amitié

Me poursuit

Istanbul


Autre décor, autre tension entre ce que le poète voit et ce que le voyageur ressent. L’ancrage dans le réel est en quelque sorte intimement lié à la surdité des mots. Dès lors, se pose la question de la place que l’on va leur accorder. Comment ne pas les usurper ?

mon silence impuissance

         à voguer dans l’écriture

         à trouver ma violence

demain vague où je crierai

je déchirerai

         ces textes

Si la langue de Dantinne s’immisce parfois dans les replis de la nostalgie, celle-ci est avant tout à chercher dans l’innocence de l’enfance, un émerveillement, un dépaysement, un espace inviolé que délimiteraient les toponymes lus dans les atlas. Les noms des villes et des fleuves piégés, enfermés quelque part dans l’adolescence et que l’on confronte au réel, à l’âge où l’adulte sait enfin qu’il sera toujours un peu déçu.

Le mot surgit

je l’écris

et voilà que je découvre sons sens intime

pierres et briques s’empilent

un jour de l’an dix mille

s’élèvera

l’immense temple

de mon adolescence

Encore cette immensité des lieux visités, des corps aimés et des souvenirs oubliés d’une enfance que l’on jette en pâture. Et pour à nouveau s’en sortir, pour une nouvelle fois couper l’amarre, user encore, malgré tout, de la crudité, de la violence des mots, pour ne pas s’enliser, pour reprendre la cadence qu’impose la route par tous les temps.

La page où la parole s’ellipse

Et s’envole lentement dans le silence

L’intervalle laissé par l’oiseau de passage

Une colère égorgée toute ma violence

Le plaisir inceste qui raccourcit mon texte

Et s’arrête en coulisse au mot désespoir

Le plaisir inceste qui raccourcit mon texte

Et s’arrête au mot…

Il faut lire Dantinne lentement ! Comme pour freiner le rythme imposé par la force des images et que complètent à merveille les peintures de Jean Morette qui sont autant d’escales dans la traversée rageuse du capitaine Dantinne. L’écriture alors se dévoile, fiévreuse, hargneuse, dense et puissante, irriguant de son sang ce jus pisseux d’outremer.

Alain DANTINNE, Amour quelque part le nom d’un fleuve, Jean Morette (ill.), Billère, L’herbe qui tremble, 2020, 271 p., ISBN 978-2-491462-00-0, 17€

                                                                                                                      Rony Demaeseneer

[1] L’exil intérieur, H.C. 1979, réédité par L’Arbre à Paroles en 2005