Nous sommes en 1993. Le monde du polar francophone est régi par la plus célèbre des collections, La série noire de l’éditeur Gallimard fondée en 1945 par Marcel Duhamel. Le genre est à son apogée. Certains des titres publiés dans ces années-là deviendront presque cultes. Leurs auteurs aussi d’ailleurs, on pense à Didier Daeninckx, Romain Slocombe, Thierry Crifo, Thierry Jonquet, Patrick Raynal et tant d’autres. Essentiellement dominée par des auteurs masculins, une femme va pourtant faire une entrée fracassante dans la collection durant cette année. Elle est bruxelloise d’origine bretonne et s’appelle Pascale Fonteneau !

Roman coup de poing, Etats de lame peut être considéré comme un sorte d’ovni dans le milieu des « polardeux ». L’auteure réussit le pari de se jouer avec beaucoup de finesse et d’humour des codes qu’impose ce genre à part entière. Livre singulier à plus d’un titre, il l’est surtout par le point de vue du personnage choisi par Pascale Fonteneau puisque le narrateur n’est autre qu’un …couteau. Un couteau qui raconte sa vie passant des mains de l’Homme sauvage à celles de celui en blouse grise. Les tribulations d’un couteau qui possède une âme et un corps en somme. Le style du livre est incisif, « tranchant ! », et l’histoire fonctionne à merveille. Mais le récit se double aussi d’une lucide enquête sociologique sur le monde comme il tourne dans ces dernières années du siècle. Le pari était audacieux, Pascale Fonteneau l’a relevé avec talent. Un véritable coup de cœur pour moi à l’époque qui me fit aimer le roman noir. Depuis, l’auteure continue de publier régulièrement. Une vingtaine de titres parus dont le dernier en date, un roman policier pour la jeunesse intitulé Carnaval à Bruxelles. Pour vous mettre l’eau à la bouche, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer les premières lignes comme sur le fil d’un rasoir, vous comprendrez immédiatement !

« Je suis depuis si longtemps coincé entre une grenade et une kalachnikov que la violence de leurs aciers est devenue la mienne. Au point de me faire perdre la noblesse de mon fil. Et mon identité. Au point de me faire oublier la lumière du jour, et de me laisser surprendre par elle. Au point de m’étonner qu’une main puisse encore se tendre vers moi. Me caresser. M’empoigner fermement. Déjà je suis bien. Qu’il est doux de se laisser aller au creux d’une paume virile et sûre. De s’abandonner. De se faire guider sans retenue, confiant. De sentir les doigts qui vous touchent, vous découvrent, et vous redonnent la vie. Irréel. Le plaisir revient soudain, presque inattendu. La main qui serre, la pression du doigt. Presque l’ivresse. J’essaie d’imaginer ma nouvelle existence. Je devrais dire notre existence. La mienne, et celle de l’homme à qui j’appartiens désormais. L’union forcément immorale d’un maître éphémère et d’un esclave immortel. J’aime l’immortalité, la violence et la mort. Avec les regards apeurés et les gestes de recul, ils font mon existence même. Sans âme, ni sexe. Une lame. Un couteau. Statiques et meurtriers. Il fait à nouveau très noir ! ».

Bibliographie sélective :

Otto, Paris, Gallimard, 1997

La vanité des pions, Paris, Gallimard, 2000

Contretemps, Paris, Le Masque, 2007

Hasbeen, Bruxelles, Aden, 2010

R. Demaeseneer